
Par Isabelle Speerin
Lorsque Lawnlia « Lawnie » Grant, alors jeune avocate, s’est jointe à la CMRRA à la fin des années 1980, non seulement elle endossait un nouveau rôle, mais elle entrait aussi dans une période de profonde transformation de l’édition musicale canadienne.
Le Canada venait d’abolir les licences obligatoires et le taux mécanique légal, ouvrant ainsi une nouvelle ère de négociations directes, fondées sur le marché, entre les éditeurs de musique et les maisons de disques. C’était un changement radical qui allait bientôt influencer son travail à la CMRRA.
Après avoir obtenu son diplôme du barreau et effectué un stage dans un cabinet d’avocats de Bay Street à Toronto, Mme Grant sentait qu’elle n’était pas satisfaite de la course aux heures facturables et cherchait un travail plus significatif. « J’ai toujours su que je voulais travailler en interne dans le domaine du droit de la musique ou du divertissement, dit-elle. Alors, quand j’ai vu une annonce indiquant que David Basskin, qui dirigeait la CMRRA à l’époque, avait besoin d’aide pour des recherches juridiques, je me suis dit : “Ce poste est pour moi.” »
Cette décision l’a amenée à occuper le poste de directrice des licences et de conseillère juridique adjointe à la CMRRA pendant cinq ans, une période où l’agence a dû s’adapter au paysage canadien des licences en pleine évolution. À l’époque, la CMRRA fonctionnait avec des moyens limités. « Nous étions peut-être une douzaine ou une quinzaine de personnes, se rappelle Mme Grant. Nous tenions tous dans la salle de réunion et tout se faisait manuellement : dossiers papier, classeurs et un ordinateur central avec des écrans sur chaque bureau. Rien n’était numérique, nous n’avions même pas d’ordinateurs de bureau lorsque j’ai commencé. »
L’une de ses premières tâches consistait à examiner et à évaluer les clauses de composition contrôlée dans les contrats des maisons de disques, qui restreignaient souvent les revenus des auteurs-compositeurs. Tandis que l’industrie s’adaptait à un climat de licence récemment assoupli, son travail s’est avéré à la fois opportun et crucial. « Cela signifie que nous avons dû négocier directement avec les maisons de disques, ce qui nous a permis d’obtenir de meilleurs tarifs et une meilleure protection pour les auteurs-compositeurs et les éditeurs », explique Mme Grant.
Elle a collaboré étroitement avec David Basskin pour préparer un dossier sur l’utilisation abusive des clauses de composition contrôlée non négociables. « Nous avons passé au crible des dizaines de contrats et avons insisté pour qu’un seuil minimum de redevances soit inclus », explique-t-elle. Les négociations ont été intenses et Mme Grant s’est vite retrouvée aux côtés de M. Basskin, face aux équipes juridiques influentes de toutes les grandes maisons de disques. Cet accord, le premier de la CMRRA en matière de licences mécaniques, est historique : il a permis d’établir des taux de redevances plus élevés et d’instaurer un seuil minimum pour limiter l’incidence des clauses de composition contrôlée. « Cela représentait une grande victoire pour les auteures-compositrices, auteurs-compositeurs et éditeurs canadiens, se réjouit-elle. Et cela a créé un précédent pour les négociations futures. »
Au-delà de la réforme juridique, Mme Grant a joué un rôle déterminant dans la modernisation des opérations internes de la CMRRA, qui reposaient principalement sur le papier. « Nous sommes passés des dossiers et des classeurs aux ordinateurs Apple Macintosh à écran carré et à disquettes. David se déplaçait d’un bureau à l’autre pour configurer les nouveaux ordinateurs. Il insistait pour que nous utilisions tous le courrier électronique au lieu des notes de service écrites, se souvient-elle. Nous avons fait appel à un spécialiste en informatique qui a tout relié au serveur principal et qui a commencé à automatiser nos processus manuels. Cela a marqué le début d’une méthode de travail beaucoup plus efficace et axée sur la technologie. »
Mme Grant a joué un rôle clé dans la refonte du service des licences de la CMRRA. « J’ai suggéré d’affecter un membre du personnel à chaque maison de disques », explique-t-elle. L’impact a été immédiat. « Les éditeurs savaient exactement à qui s’adresser, et les relations avec les maisons de disques sont devenues beaucoup plus collaboratives. J’ai également recruté et embauché notre première employée bilingue responsable des licences, Caroline Rioux, qui a ensuite pris la relève de David à la tête de la CMRRA. »
Au début des années 1990, la CMRRA réservait encore des surprises, notamment au sein de son personnel. « Notre gestion des droits d’auteur était alors assurée par le musicien et journaliste canadien Paul Myers, qui est le frère aîné de l’acteur et comédien Mike Myers, se souvient-elle. Si un éditeur avait un différend concernant la propriété d’une chanson, il contactait Paul. Celui-ci menait l’enquête, rassemblait les documents des deux parties et déterminait le partage officiel pour le territoire canadien. »
Lorsqu’on lui demande quels souvenirs elle garde de son expérience à la CMRRA, Mme Grant mentionne la détermination de M. Basskin à faire connaître la CMRRA au-delà des frontières canadiennes. « Il a été l’un des premiers dirigeants à s’engager activement aux États-Unis pour rencontrer des éditeurs de musique et leur présenter la valeur ajoutée de la CMRRA, notamment en ce qui concerne la clause de composition contrôlée, raconte-t-elle. Ils ont été tellement impressionnés qu’ils ont tenté de reproduire ce modèle aux États-Unis. »
Cependant, ce qui l’a le plus marquée, c’est la transformation qui s’est opérée au sein même de l’organisme. « Je pense que les nombreux changements apportés par David en matière de travail préparatoire et d’infrastructure sont la raison pour laquelle la CMRRA est ce qu’elle est aujourd’hui, souligne-t-elle. Avoir vécu cette période a été extrêmement enrichissant. C’est une chose de rejoindre un organisme établi et de contribuer à sa croissance, mais c’en est une autre de vivre cette croissance en temps réel. C’était comme planter un arbre et le voir grandir jour après jour. »
Après avoir quitté la CMRRA en 1994, Mme Grant s’est établie à Los Angeles pour poursuivre sa carrière dans le domaine du droit de la musique. Elle s’est ensuite orientée vers la télévision, occupant différents postes à Los Angeles et à Hong Kong comme conseillère juridique pour le site Web d’actualités sur le divertissement The Blast, avocate de production pour Hollywood Today Live à BiteSize Networks et consultante juridique pour la plateforme de diffusion en continu Roku. Elle a également été directrice des affaires commerciales pour NBC/NBCUniversal et vice-présidente séniore des affaires commerciales et des licences pour Star TV à Hong Kong.
Actuellement, elle exerce en tant que consultante indépendante, proposant ses services à des producteurs de télévision, des agences de publicité, des sociétés cinématographiques et des créateurs de contenu de la région de Los Angeles.
Avec le recul, elle estime que son passage à la CMRRA a été déterminant dans sa carrière. « Cela m’a donné l’occasion de faire un travail utile, de me battre pour l’équité et de faire partie de quelque chose qui me dépassait, précise-t-elle. Je suis fière du travail accompli et fière d’avoir joué un petit rôle dans l’histoire de la CMRRA. »
Alors que la CMRRA célèbre son 50ᵉ anniversaire, Grant envisage un avenir prometteur pour l’agence. « L’industrie musicale est plus complexe que jamais, et des organismes comme la CMRRA sont indispensables pour nous aider à y voir clair. Ils ont maintes fois prouvé qu’ils pouvaient s’adapter, innover et défendre les artistes. »
Son conseil à la prochaine génération d’avocats spécialisés en droit de la musique ? « Restez curieux. Restez fidèles à vos principes. Et ne sous-estimez jamais le pouvoir d’une clause bien rédigée. »

